Les 80 ans du décret Wagner

Posté le 25/08/2022  

Devant le pôle média culture à Colmar, Achille Gebel, 94 ans, alerte dans son fauteuil roulant, s’est installé à l’ombre avec Paul Buch, aidé de sa canne qui aura 99 ans en décembre. Ils sont là ce jeudi 25 août 2022 pour les 80 ans de la commémoration du décret de leur incorporation de force.


Les deux anciens avec leur famille - leurs filles respectives sont présentes et les entourent avec prévenance - attendent le début de la cérémonie en souvenir du décret du 25 août 1942 signé par le sinistre gauleiter Wagner établissant l’incorporation de force des Alsaciens dans la Wehrmacht et si besoin dans la Waffen SS. Ils ont pris de l’âge tous les deux et leur présence silencieuse est comme une prière. Ce sont leurs filles qui vont témoigner pour eux, la preuve d’une mémoire bien transmise.

La 1re adjointe au maire de Colmar livre un témoignage poignant

La cérémonie débute avec Odile Uhlrich-Mallet, 1re adjointe au maire, elle-même petite-fille de « Malgré nous » dont le grand-père a servi lors de la Première Guerre mondiale dans l’armée du Reich. Prisonnier par les Russes, celui-ci parvient à s’engager dans la Légion étrangère et obtient ainsi la nationalité française. Louis, le père d’Odile, vivra l’incorporation de force à 17 ans tout comme le frère de celui-ci à la suite du décret de 1942. Envoyé sur le front de l’est, il est opérateur radio en Albanie. Il utilise alors ses compétences pour donner des coordonnées en morse à des troupes anglaises. Le 12 novembre 1944, le refus de polluer le Danube en dégazant des cuves à mazout, lui valut une balle dans la jambe qui le rendra infirme à vie avec une jambe raide.



L’adjointe au 1er édile de la cité livre un témoignage poignant et explique bien comment le pouvoir nazi utilise la responsabilité collective (Sippenhaft) comme coercition à l’incorporation de force. Ainsi tous les membres de la famille sous le même toit sont déportés au cas où l’incorporé serait réfractaire.

Un réel honneur de servir l’Allemagne et gare au traître qui tenterait de s’y soustraire


C’est au tour de la fille et la petite-fille de Paul Buch de prêter leur voix à l’histoire. Leur père, né à Colmar le 13 décembre 1923, est enrôlé de force le 17 avril 1942 dans le service du travail obligatoire (le Reichsarbeitsdienst). Cet enrôlement leur est expliqué comme un réel honneur de servir l’Allemagne et gare au traître qui tenterait de s’y soustraire. Paul ne comprend pas pourquoi la France son pays… n’a pas protesté contre l’enrôlement de tous. Mais pas le temps de se lamenter, il perçoit une bêche et un fusil : au travail !

Quelques mois plus tard, le 25 août 1942, il a rendez-vous avec le pire. Après le salut au drapeau, le chef de camp leur lit l’ordonnance de Wagner : « En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le Führer, j’ordonne le service militaire obligatoire dans l’armée allemande pour tous les ressortissants alsaciens… ». Il continuera à l’« Arbeitsdienst » jusqu’en octobre à déblayer la ville de Karlsruhe après un bombardement dévastateur et meurtrier. Mais ce n’est pas fini, l’horreur l’entraîne avec ceux de sa génération sans imaginer qu’un bon nombre d’entre eux seront à jamais profondément marqués dans leur chair, beaucoup y laissant même leur vie.

De la Finlande à la Grèce, de la Pologne à la Russie, c’est dans ces villes et villages qu’il traverse que Paul vit les heures les plus noires de sa vie.
8 mai 1945, la guerre est finie. Elle est annoncée par un haut-parleur sur un camion avec la photo en grand de Staline. « Notre espoir d’être rapidement libéré était grand mais endoctrinement à la clé, nous devions participer à la reconstruction de la Russie. Ce discours a été une vraie douche froide pour nous, notre moral était au plus bas. » Le cauchemar se termine par un long voyage le 12 septembre 1945 qui le ramène chez lui à Colmar, le 26 octobre 1945 à 12 h 30.

La déroute de l’armée allemande


L’histoire d’Achille Gebel, racontée par sa fille décrit la déroute de l’armée allemande. Agé de 16 ans et demi, il commence dans le service du travail obligatoire le 24 novembre 1944 qui le conduit proche du front avec l’armée soviétique au camp de Leunenburg.

Suite aux offensives russes, les Alsaciens étaient dispersés parmi les différentes unités et cheminaient vers la mer baltique côtoyant la population locale en plein exode. Achille perd sa troupe et finalement retrouve sa compagnie. Il échappe de peu à la condamnation du tribunal militaire car il a couvert la fuite de plusieurs sous-officiers mais surtout parce que juste avant la sentence, la radio annonce le suicide de Hitler le 30 avril 1945.

S’en suit, un long périple de prisonnier de guerre commencé au Danemark, en passant par un hôpital militaire de Lübeck pour y être soigné. Son calvaire prend fin en août 1945 où arrivé à Paris, ils sont accueillis avec les honneurs de la Garde républicaine. Il rentre enfin à Colmar dans la ferme familiale au 15 rue du Ladhof. Son frère aîné Joseph ne rentrera pas… et il retrouve sa sœur avec un bras en moins.

Un décret au mépris du droit international

En présence de nombreuses autorités civiles et militaires, la célébration, s’est déroulée avec plusieurs témoignages et discours. Elle s’est terminée par un dépôt de gerbes en mémoire de cette jeunesse brisée dans la tourmente de la guerre.



Le 25 août 1942, Colmar connaît la tragédie de toutes les communes d’Alsace-Moselle, celle des incorporés de force. L’ordonnance de l’incorporation de force dans la Wehrmacht est un véritable traumatisme qui s’ajoute au service du travail du Reich (Reichsarbeitsdienst), institué en Alsace depuis le 8 mai 1941. Plus de 2 000 jeunes Colmariens, âgés de 18 à 38 ans sont concernés.

Ces deux décisions ont bafoué le droit international. En effet, lors de l’annexion de l’Alsace-Moselle par les nazis en 1940, beaucoup d’Alsaciens de par leur nationalité française avaient été incorporés dans l’armée française. La rupture du pacte germano-soviétique le 22 juin 1941 par l’invasion de l’URSS ouvre un front supplémentaire à l’Est. Comme la guerre est mangeuse d’hommes, les nazis imposèrent l’incorporation de force.

Certains prennent la fuite au péril de leur vie et d’autres refusent d’endosser l’uniforme de l’occupant, entraînant dès lors leur internement dans un camp. Mais une majorité obtempère pour éviter à leur famille les représailles et la déportation aux confins du Reich. La jeunesse colmarienne paye un lourd tribut. Près de la moitié d’entre eux ne reverra plus leur cité natale ou leur ville de résidence.